Les laboratoires pharmaceutiques ne se sont pas toujours faits remarquer par leur grand sens de l’éthique.
Pour assurer des profits juteux, rien de tel que de créer un besoin qui n’existait pas avant et auquel on saura bien évidemment répondre. Quand on est un laboratoire pharmaceutique, cela signifie qu’il faut créer de nouvelles maladies pour vendre les médicaments qui les soigneront. Il ne s’agit évidemment pas de transmettre volontairement des maladies, mais de vendre un traitement à des personnes bien portantes. Assurément la méthode la plus efficace pour vendre de tels traitements est de jouer sur la peur des biens portants.
Des traitements contre tout
Contre le tabac
Un exemple avec la dépendance au tabac. Nous avons précédemment vu que le tabac rendait extrêmement dépendant ses consommateurs, les fumeurs ayant du mal à se passer de la cigarette. Les laboratoires pharmaceutiques ont donc eu la bonne idée de considérer la dépendance au tabac comme une maladie chronique, qui doit donc être traitée par un médicament à prendre… à vie. Profits assurés. On remarque, encore une fois, à quel point la recherche de croissance à tout prix peut être perverse et nocive. Non seulement cela conduit à commercialiser des produits très addictifs et dangereux pour la santé (la cigarette). Cela a un coût considérable pour la société mais en plus d’autres entreprises (des laboratoires pharmaceutiques) cherchent également à tirer profit de ces personnes en situation de détresse. Tous les profits générés par ces entreprises bienfaisantes se font au dépend des personnes et des impôts payés par tous.
Pour faire passer l’idée que ce qui n’était pas considéré comme une maladie en devienne subitement une, les laboratoires doivent recruter des « experts » acquis à leur cause, mais qu’ils n’emploient pas directement. Un médecin a relaté son expérience de la chose, où un laboratoire cherchait des « leaders d’opinion » à propos de la frigidité.
Contre la ménopause
La ménopause doit également être traitée comme une pathologie, alors qu’il s’agit seulement d’une étape normale dans la vie d’une femme. Les femmes ménopausées peuvent ainsi « bénéficier » de traitements hormonaux substitutifs, dont des médecins payés par des laboratoires ont largement fait la retape. En 2005 l’Afssaps a passé en revue les travaux publiés sur le sujet. Elle a mis en évidence une augmentation des risques de cancer du sein, d’accidents vasculaires cérébraux, d’infarctus. L’agence critique la prise systématique de traitements substitutifs et sur de longues durées, s’il n’y pas de justification réelle (bouffées de chaleur ou risque d’ostéoporose).
Contre le cancer de la prostate
Les hommes ne sont pas en reste et le dépistage du cancer de la prostate (par dosage du PSA) est de plus en plus critiqué (certains parlant même de fable). Un dosage élevé n’est pas synonyme de cancer. Par ailleurs, beaucoup d’hommes sont porteurs de cellules cancéreuses dans la prostate après 50 ans mais très peu en meurent car il s’agit d’un cancer à évolution lente. Le dépistage précoce conduit à des traitements inutiles, coûteux et difficiles à vivre. C’est pourquoi la Haute Autorité de Santé française et son équivalent étatsunienne ne recommandent pas le dosage du PSA. L’évaluation de cette pratique aux États-Unis d’Amérique, relatée par Mediapart, donne une somme de nombres effrayants: « En deux décennies, de 1986 à 2005, 33 millions de dépistages ont conduit un million d’hommes à être traités (chirurgie, radiothérapie ou hormonothérapie) alors qu’ils ne l’auraient pas été en l’absence de dépistage, écrivent nos trois auteurs. Il est estimé que 5 000 en sont morts, qu’entre 10 000 et 70 000 ont souffert de complications graves, qu’entre 200 000 et 300 000 sont victimes d’impuissance ou d’incontinence. ».
En revanche l’association française des urologues continue à recommander l’utilisation du dosage PSA. Cette prise de position de l’association doit probablement être totalement indépendante du fait qu’elle reçoive des fonds de nombreux laboratoires pharmaceutiques dont GlaxoSmithKline, Ipsen, Lilly, Pfizer ou Sanofi.
Contre l’ostéoporose
Les façonneurs de maladie réussissent à proposer des traitements pour des sujets semblant anodins, tels que la perte de cheveux ou la timidité, mais réussissent à les entourer de crédibilité scientifique. D’autres thèmes, comme l’ostéoporose, semblent sérieux. Mais cela n’est dû qu’à la communication qui a entouré ces pathologies. C’est ainsi que certains sites relaient complaisamment une étude du Grio (groupe de recherche et d’information sur les ostéoporoses). Un groupe dans lequel figurent, parmi les partenaires industriels, des laboratoires pharmaceutiques (GlaxoSmithKline, Ipsen (médicament Adrovance), Lilly (médicaments Forsteo et Optruma), Merck (médicament Fosavance), Novartis (médicament Aclasta), Servier (médicament Protelos) ou Roche (médicament Bonviva)) et des géants des produits laitiers (Danone et Yoplait). L’étude du Grio appelle à ne pas sous-estimer le danger de l’ostéoporose. Les traitements hormonaux substitutifs, dont il est question au dessus, figurent d’ailleurs parmi les traitements proposés pour l’ostéoporose. Mais qu’est-ce que l’ostéoporose ? Un reportage de l’émission Cash investigation s’y est intéressé. Il s’agit du vieillissement de l’os, qui se fragilise et perd de sa masse. Le vieillissement est-il une maladie ?
Environ un tiers des femmes âgées auraient de l’ostéoporose, c’est pourquoi le laboratoire Ipsen parle de 3 millions de femmes concernées par l’ostéoporose1. Des chercheurs ont passé en revue de nombreux articles scientifiques (résumé ici) sur l’intérêt d’un traitement de l’ostéoporose. Le constat est qu’en prévention primaire (pas encore de fracture), l’intérêt du traitement est très limité y compris chez les personnes à risque(figure 10, p. 21) : une réduction du risque absolu de fractures non vertébrales de 0,7% pour les personnes de 60 à 64 ans, jusqu’à 3,1% pour les 85–89 ans, il faut attendre les plus de 90 ans pour voir une réduction de 8,1%. En d’autres termes, sur 200 femmes traitées, de 60 à 64 ans, 1,4 évitera une fracture sur une période de 5 ans. Si ces médicaments peuvent avoir un intérêt chez certaines personnes (âgées, à fort risque, ayant déjà eu des fractures), il n’est pas pour autant nécessaire de le donner à 3 millions de femmes ! En outre, il n’apparaît pas utile de délivrer un tel traitement à vie. De plus le médicament de Merck (dont le principe actif est le biphosphonate) est responsable de certaines complications, telles que des inconforts gastro-intestinaux, des maladies ressemblant à la grippe ou, plus rares, des nécroses de la mâchoire. Complications cependant moins graves que celles du Protelos, médicament de Servier, qui cause des infarctus du myocarde.
Contre le cholestérol
En France, 6 millions de personnes suivent un traitement anti-cholestérol ce qui constitue, selon la CNAM, une sur-prescription : « plus d’un malade sur deux n’a pas suivi les règles diététiques indispensables avant la prise de ces médicaments. Et la majorité n’a pas un risque cardio-vasculaire élevé, principale justification du traitement de l’excès de cholestérol. ».
Mais ces médiaments sont-ils efficaces ? En prévention secondaire, pour des personnes ayant déjà eu des soucis cardio-vasculaires, ça ne fait pas de doute. Les statines (médicaments prescrits aux personnes ayant du cholestérol) sont d’ailleurs efficaces en prévention secondaire même si le taux de cholestérol est normal. D’ailleurs la baisse du taux de cholestérol ne permet pas de prédire la prévention d’accidents cardio-vasculaires. C’est un élément qui contribue à remettre en cause le lien entre cholestérol et accidents cardio-vasculaires. Un autre élément participant à la remise en cause de ce lien est le faible taux de mortalité par maladie cardio-vasculaire en France, alors que nous n’avons pas des taux de cholestérol plus bas que nos voisins. La question de savoir le rôle exact du cholestérol dans les maladies cardio-vasculaires est ouverte.
Mais en prévention primaire, pour des personnes n’ayant pas encore eu de problèmes, ayant un taux de cholestérol élevé, faut-il leur prescrire des médicaments (statines) ?
Une étude, appelée JUPITER2, étudiait l’intérêt d’une statine : la rosuvastatine. Cette statine est uniquement utilisée dans un médicament : le Crestor, commercialisé par AstraZeneca. AstraZeneca qui est justement — le hasard fait bien les choses — le financeur de l’étude JUPITER. L’étude a trouvé un effet bénéfique à cette statine en prévention primaire. Mais en dehors du conflit d’intérêt évident, d’autres critiques ont été soulevées sur cette étude3 (ou encore ici).
Une autre étude, MEGA, s’intéressant à des patients japonais trouve un effet en prévention primaire : ces patients n’ont pas un taux de cholestérol élevé et le dosage médicamenteux est faible. S’agit-il encore, dans ce cas, de traitement de la cholestérolémie ?
Des personnes ont rassemblé les études ayant cherché un intérêt à la prévention primaire. Une première conclut que les statines peuvent présenter un intérêt : réduisant de 1,8% le risque absolu d’« événement majeur ». Autrement dit, 98,2% des patients traités ne tirent pas bénéfice du traitement. Leur analyse inclut la controversée étude JUPITER. Les auteurs disent d’ailleurs «Seule l’étude JUPITER a montré une preuve forte de la réduction de la mortalité totale » (p.11). Quels auraient été leurs résultats s’ils avaient ignoré cette étude ? La seconde analyse conclut à l’absence d’intérêt des statines en prévention primaire pour la baisse de mortalité. La réduction du risque de mortalité est comprise entre une baisse de 17% et une augmentation de 1%, ce qui ne permet pas de mettre en lumière un intérêt quelconque. Mais là encore le taux de cholestérol ne représente pas un indicateur fiable, puisque les chercheurs ne notent aucune relation entre la réduction du taux de cholestérol LDL et la réduction de la mortalité.
Cependant, dans certains cas précis, un traitement en prévention primaire à base de statines peut se justifier chez les hommes à très fort taux de cholestérol, fumeurs à fort risque cardio-vasculaires et chez les diabétiques appartenant à une population à risque.
Étonnamment les statines constituent 95% des publications scientifiques orientées sur la réduction du risque cardio-vasculaire, alors qu’elles ne sont absolument pas une solution universelle. L’intérêt des firmes pharmaceutiques n’est probablement pas étranger à ce biais. En 2008, en France uniquement, le chiffre d’affaires des statines s’élevait à 1,4 milliard d’euros. Pourtant la haute autorité de santé française rappelle que l’usage des statines en prévention primaire est restreint à certains cas particuliers.
Les médicaments ne sont pas non plus la seule solution à la baisse du risque cardio-vasculaire. Suivre un régime méditerranéen est bénéfique aussi bien en prévention secondaire qu’en prévention primaire. Avec des résultats éventuellement meilleurs qu’un traitement par statines, en particulier en prévention primaire. C’est aussi pourquoi il est recommandé par la revue médicale Prescrire.
Bref, prenez des statines, c’est bon pour la croissance ! Industrie agro-alimentaire, laboratoires pharmaceutiques, laboratoires d’analyse, autant de secteurs qui seraient perdants avec une recommandation généralisée du régime méditerranéen aux personnes à risque.
Tous malades ?
Une autre manière efficace de vendre des maladies est d’étendre la définition d’un malade. C’est par exemple le cas de Pfizer, qui étend le champ d’applications de son Viagra en élargissant la définition de trouble de l’érection. Il laisse entendre que les trentenaires ou quadragénaires peuvent être concernés, alors que ça n’est pas le cas (ou marginalement). Auparavant, une personne était diabétique avec un taux de glucose de 140mg par décilitre de sang, le seuil passant à 126, 1,6 millions d’étatsuniens se retrouvent concernés du jour au lendemain; de même avec le cholestérol dont le seuil passe en 1998 de 240 à 200, ce sont 42 millions de patients supplémentaires qui arrivent soudainement, et on pourrait encore exhiber d’autres exemples. L’ensemble de ces changements de définition a une conséquence très importante, puisque cela induit que 75% de la population des États-Unis d’Amérique est considérée comme malade.
Dernier problème, mais central pour expliquer le succès du façonnage de maladie : en France l’industrie pharmaceutique dépense 4 milliards d’euros (25 000€ par médecin) dans la visite médicale. La raison d’une telle dépense ? Les prescriptions des médecins reflètent les conseils des visiteurs médicaux qui viennent les influencer.
Mises à jour
- 16/02/2014 : Ajout du coût de la visite médicale en France
- « Environ 25% des femmes de 65 ans et 50% des femmes de 80 ans présenteraient une ostéoporose (GTNDO, 2003). […] Selon ces données, la population présentant une ostéoporose post-ménopausique pourrait être de l’ordre de 3 à 3,3 millions de femmes. » [↩]
- JUPITER pour « Justification for the Use of Statins in Prevention: an Intervention Trial Evaluating Rosuvastatin », soit « Justification pour l’Usage des Statines en Prévention: un Essai d’Intervention Évaluant la Rosuvastatine ». Étonnant de mettre dans le nom d’une étude la conclusion que l’on veut trouver… [↩]
- « Une équipe de chercheurs, emmenée par le Dr Michel de LORGERIL33, en s’appuyant sur une analyse des données publiées, a mis en évidence leur incohérence et de si profondes discordances dans les résultats de l’étude, qu’elle s’interroge sur le rôle joué par la firme qui l’a sponsorisée… » [↩]