Quand le « pesticide le plus sûr » tombait de son piédestal

20 mars 2015, il y a 10 ans, le Centre international de la recherche sur le cancer publie le résultat de son analyse sur cinq pesticides, dont le glyphosate : il est classé comme cancérogène probable. S’agissant du pesticide le plus utilisé au monde, cette décision agira comme une déflagration d’autant qu’il a longtemps été présenté comme le pesticide le plus sûr.

Le pesticide le plus sûr

The Independent le disait déjà il y a dix ans, le glyphosate était considéré comme le pesticide le plus sûr. La Soil Association tenait le même genre de propos, bien qu’elle milite pour la réduction de l’usage des pesticides((Sans surprise, le Genetic Literacy Project vantait lui aussi l’herbicide le plus sûr au monde)).

Un article scientifique publié en 2008 par deux chercheurs étatsuniens, depuis cité plus de 1 000 fois, présentait le glyphosate comme si exceptionnel qu’il s’agit d’un cas unique par siècle. Pour eux le glyphosate est un herbicide « quasiment idéal » à la fois hautement efficace mais aussi toxicologiquement et environnementalement très sûr. Les chercheurs insistent : il s’agit d’un des pesticides les moins toxiques pour les animaux. La preuve, ils citent une synthèse de la littérature pour affirmer qu’il ne devrait y avoir aucun problème sanitaire pour les humains lorsqu’il est utilisé conformément aux instructions. Tiens, cette nuance étonne pour un pesticide aussi sûr. Et la synthèse sur laquelle s’appuie ces chercheurs n’est autre qu’un article scientifique co-écrit par Gary Williams et ses collègues en 2000. Depuis, on sait que cette publication a été « ghostwritée » par Monsanto, c’est-à-dire qu’elle a été redigée en sous-main par la firme. Du point de vue environnemental, les chercheurs affirment que « en général, le glyphosate est environnementalement bénin ». Tout va bien, donc.

Ou pas, c’est le problème quand on confond l’absence de preuve avec la preuve de l’absence de risques. En l’occurrence, le peu d’études dont on disposait et la faible quantité de situations qu’elles considéraient auraient dû empêcher de conclure de manière aussi définitive.

Le plus sûr… d’être cancérogène ?

En réalité, la classification du CIRC en 2015, n’aurait pas dû susciter une telle surprise. L’Inserm, dans une expertise collective sur les effets des pesticides sur la santé, était arrivé à une conclusion similaire en 2013. L’Inserm identifiait notamment des propriétés génotoxiques et du stress oxydant dû à l’exposition au glyphosate. Elle considérait qu’il existait une présomption moyenne de lien entre l’exposition professionnelles au glyphosate et la survenue de lymphomes non hodgkiniens.

Le CIRC, en 2015, considère que les preuves sont suffisantes pour considérer le glyphosate cancérigène chez les animaux expérimentaux, tandis que les preuves étaient limitées concernant la cancérogénicité chez les humains.

Depuis, les recherche ont progressé, les résultats se sont affinés et ne viennent pas remettre en cause les conclusions du CIRC. D’ailleurs, la mise à jour en 2021 par l’Inserm de son expertise collective conclura de manière concordante.

Du point de vue épidémiologique, concernant les preuves de cancérogénicité chez les humains, de nouvelles méta-analyses ont été publiées depuis 2015. Notamment une méta-analyse de 2019 par Zhang et collègues a calculé le sur-risque en comparant la survenue de cancers chez les agriculteurs les plus exposés au glyphosate par rapport à ceux qui ne le sont pas (là où le CIRC avait juste comparé ceux exposés et ceux ne l’étant pas). Cet axe d’analyse a mis en évidence un sur-risque accru de 11 % à 91 % de développer un lymphome non hodgkinien. D’autres méta-analyses, comme celle de Leon et collègues en 2019, ou celle de Pahwa et collègues, toujours en 2019 vont dans le même sens d’un sur-risque accru de cancers du sang chez les populations agricoles exposées au glyphosate. Seule méta-analyse discordante, celle de Boffetta et collègues en 2021. Il se trouve que Paolo Boffetta est connu pour nier la toxicité des substances toxiques comme la dioxine, l’amiante ou le diesel. D’autre part, il est consultant pour les producteurs de glyphosate. Cette méta-analyse sera vertement critiquée dans une publication scientifique.

Il faut bien garder en tête que ces méta-analyses rassemblent diverses études épidémiologiques qui ne vont pas nécessairement toutes dans le même sens. Brandir une seule étude épidémiologique qui ne trouverait pas de lien entre l’exposition au glyphosate et le développement de cancers n’est, à ce titre, pas pertinent. Il faut considérer l’ensemble du corpus à disposition.

Au-delà de ces études épidémiologiques, les recheches ont également progressé sur le rôle du glyphosate comme cancérogène. En 2023, un article scientifique de Rana et collègues((Deux auteurs indiquent avoir été appelés comme témoins pour des plaignants dans le cadre de procès intentés par des victimes de maladies imputées à l’exposition au glyphosate.)) rassemblait les travaux de 175 études scientifiques et identifiait des preuves fortes et cohérentes d’effets génotoxiques et de perturbations endocriniennes dues au glyphosate ou aux produits à base de glyphosate. Ces deux caractéristiques sont des facteurs de cancérogénicité. En illustration de la génotoxicité du glyphosate, cette étude épidémiologique de 2023 identifie une recrudescence des pertes en mosaïque du chromosome Y chez les agriculteurs exposés au glyphosate.

Des preuves variées sur d’autres types de pathologies

Si le débat s’est principalement concentré sur le développement de cancers, en particulier pour des questions d’autorisation des pesticides, il ne s’y restreint pas. Des soupçons pèsent également sur le rôle du glyphosate dans les maladies nerveuses. Une synthèse publiée en 2022 par Madani et Carpenter((L’un des auteurs indique avoir été appelé comme témoin pour des plaignants dans le cadre de procès intentés par des victimes de maladies imputées à l’exposition au glyphosate.)) indique que les effets du glyphosate ou des produits à base de glyphosate sont reproductibles. Néanmoins, les concentrations auxquelles ces effets sont observés, sont plus élevées que les concentrations couramment rencontrées chez les humains. Pour ces deux chercheurs, on ne sait pas encore si le glyphosate est sûr, pour le système nerveux, à ces concentrations.

Plus spécifiquement sur les capacités d’apprentissage et de mémorisation, une synthèse d’Honatel et collègue, publiée en 2024 identifie des études sur diverses espèces montrant des effets dus au glyphosate. Cette synthèse pointe également certaines études épidémiologiques avec des résultats similaires. Dans cette lignée, une étude épidémiologique de 2023, portant sur un échantillon représentatif aux USA, a identifié de moins bons résultats sur des tests verbaux, des troubles dépressifs sévères et des troubles sévères de l’audition en lien avec une concentration accrue de glyphosate dans les urines.

Plus généralement, sur la base des études disponibles deux spécialistes des maladies neurologiques jugent « biologiquement plausible » que le glyphosate cause la maladie de Parkinson.

Concernant les maladies cardiaques, une autre étude sur la même cohorte représentative US que précédemment a également identifié un sur-risque chez les personnes les plus exposées au glyphosate, qui pourrait s’expliquer par une résistance à l’insuline causée par le glyphosate.

On le voit, on est loin du mythe du pesticide inoffensif pour les animaux. D’autant que contrairement à ce qui a été longtemps avancé, le glyphosate ne cible pas un mécanisme présent uniquement chez les plantes. Le glyphosate cible une voie métabolique présente certes chez les plantes mais aussi chez les bactéries ou champignons. Les animaux vivent en symbiose avec les bactéries présentes dans leur corps, notamment dans leur appareil digestif. Altérer les bactéries qui s’y trouvent, c’est altérer la santé de l’hôte.

D’après une synthèse de la littérature de 2023 sur les effets du glyphosate sur le microbiote, on apprend que l’exposition au glyphosate entraîne une altération du microbiote, avec des conséquences diverses sur la fertilité, l’appareil digestif, les troubles neurodéveloppementaux, etc. Néanmoins les études observant de tels effets avaient des doses au dessus de la dose admissible définie par l’EFSA. Il manque de recherches chez les humains pour s’assurer que le glyphosate serait sans danger pour le microbiote en dessous de ces concentrations. Une autre synthèse, de 2024, rassemblant 40 études sur le sujet souligne que les connaissances sur les effets du glyphosate sur le microbiote sont très récentes et ont surtout commencé en 2013. Les études sur le sujet, sur diverses espèces modèles, montrent que le glyphosate, ou les produits à base de glyphosate, sont capables de provoquer une modification du microbiote. En particulier, des bactéries néfastes sont résistantes au glyphosate, alors que des bactéries bénéfiques y sont sensibles.

Les recherches sont plus claires quant aux effet sur les autres organismes exposés au glyphosate à travers leur habitat ou leur nourriture.

Des effets délétères variés sur la faune

Bien loin des débats médiatiques, les effets sur la faune du glyphosate sont variés et de plus en plus documentés.

Rien que sur les abeilles, nous avons trois articles de synthèse publiés ces dernières années qui portent sur ce sujet (2021, 2022, 2023).

La méta-analyse de 2021 portant sur 16 études identifie une surmortalité chez les abeilles exposées au glyphosate à des doses communément rencontrées dans l’environnement. L’article de 2022 porte sur les effets sublétaux des pesticides, dont le glyphosate, sur les abeilles. L’équipe identifie plusieurs articles sur le glyphosate qui caractérisent des effets sublétaux sur le comportement ou la mémoire des abeilles à des doses aussi faibles que 2 ng (c’est-à-dire 2 milliardième de gramme) par abeille. Si on rapporte cela au poids typique d’une abeille (100mg), c’est comme si une dose de 1mg de glyphosate suffisait à perturber le comportement d’un adulte humain. Enfin, l’article de 2023 se concentre sur les effets sublétaux dus au glyphosate chez les abeilles. Ces effets incluent des effets sur le microbiote : le glyphosate perturbe le microbiote, ce qui peut avoir des effets néfastes notamment sur l’immunité, rendant les abeilles plus vulnérables aux pathogènes. L’article identifie justement des effets sublétaux sur l’immunité des abeilles également.

Ces effets délétères ne touchent pas uniquement les abeilles, mais tous les écosystèmes. Un article de 2023 synthétise justement plusieurs centaines d’études scientifiques à propos de l’écotoxicité du glyphosate pour les organismes terrestres. Au-delà des effets sur les abeilles, l’étude mentionne également les effets délétères sur les vers de terre, les amphibiens, des troubles de l’appareil reproducteur ou des effets épigénétiques chez les rongeurs, des perturbations du microbiote chez les rongeurs ou les oiseaux

Une méta-analyse de 2024, rassemblant 121 articles s’intéressant à la toxicité du glyphosate sur les animaux identifie également des effets délétères. Les auteurs identifient également un biais de publication, ce qui signifie que certains résultats (habituellement ceux identifiant un effet) sont davantage publiés que les autres. Or, ici le biais de publication est à l’inverse. Il est observé pour les données sur les herbicides à base de glyphosate, où globalement une toxicité n’a pas été identifiée, mais il ne semble pas y avoir de publication pour les données sur le glyphosate pur, où une toxicité est bien identifiée. Les auteurs soulignent également les effets sublétaux du glyphosate, en particulier sur les organismes aquatiques. De plus, leurs analyses n’identifient pas de variation de la toxicité en fonction de la dose, suggérant que réduire les doses ne pourrait rien changer à la toxicité pour les organismes exposés.

Une preuve supplémentaire de l’échec de la réglementation

Nous sommes arrivés à un moment où la rhétorique industrielle se retrourne contre elle. Si le glyphosate est le « pesticide le plus sûr », malgré tous les dommages qu’il cause aux être vivants, que penser des autres pesticides ? Est-il raisonnable de continuer à faire comme si une évaluation des risques, qui a permis de laisser penser que le glyphosate soit le pesticide le plus sûr, était en capacité d’identifier les risques des pesticides. Peut-être est-il temps, comme le disent depuis longtemps plusieurs sociologues, de reconnaître que ces réglementations des pesticides produisent de l’ignorance. Elles ont laissé, et continuent à laisser, un tel pesticide commercialisé. Pour démontrer les méfaits du glyphosate (néanmoins toujours nié par ces mêmes agences), il aura fallu que des dizaines d’équipes scientifiques s’y intéressent.

On le voit, les preuves s’accumulent avec des centaines d’études portant sur les effets du glyphosate sur les êtres vivants. Pourtant, pendant de longues années de nombreux internautes, souvent uniquement mus par une volonté de « dire la science » ont affirmé doctement que le glyphosate était sans risque. Comment expliquer ce fiasco ? C’est l’objet d’une série d’articles à venir sur le sujet.

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