Il est très courant d’entendre dire que certaines idées à contre-courant des idées prédominantes sont utopiques. Il est évidemment amusant de retourner l’argumentaire et de montrer en quoi les idées actuelles ne sont vraiment pas réalistes. J’ai déjà expliqué en quoi les programmes des deux candidats en lice au second tour de l’élection présidentielle française de 2012 n’avaient rien de réalistes. Attaquons-nous maintenant à la théorie économique et à un de ces rejetons les plus visibles : le libéralisme.
Rationalité des agents
Un des fondements de la théorie libérale est de supposer que les agents économiques (aussi bien des personnes que des entreprises) prennent des décisions rationnelles. Il est certes confortable de se dire que nous, êtres humains, ne prenons que des décisions rationnelles. Cela revient pourtant à éluder un certain nombre de faits.
N’oublions pas que la publicité est là pour nous convaincre d’acheter des produits. Si cela se faisait uniquement à travers un discours argumenté, on pourrait penser que l’influence exercée est bien rationnelle. C’est pourtant loin d’être le cas puisque c’est davantage la partie inconsciente de notre cerveau qui est visée que la partie consciente.
Nous savons par exemple que l’image de marque seule peut jouer un rôle prépondérant. Par exemple, concernant Coca Cola ou McDonald’s, elle suffit à modifier notre perception des aliments ! Prétendre que nous sommes des êtres rationnels, c’est nier l’effet de la publicité sur nos cerveaux, et sur nos comportements alimentaires. Pourtant la publicité pour des aliments a tendance à augmenter notre consommation de nourriture. C’est aussi mettre de côté le fait que la publicité cherche à atteindre des parties ancestrales de notre cerveau et à nous procurer du plaisir. C’est effectivement le cas, sur des hommes, avec de la publicité pour des voitures. À tel point que la voiture est considérée comme un caractère sexuel secondaire ! Et pourquoi nous présente-t-on des mannequins ultra-minces dans les publicités ? Parce que « les sentiments […] qui en découlent vont provoquer des élans compulsifs vers la nourriture »1. Prenons des exemples encore plus étonnants, et illustrant d’autant mieux notre manque de rationalité.
La musique et les odeurs diffusés dans les grandes surfaces ont une influence sur nos achats. Par exemple, l’achat d’un stylo se fera plus facilement s’il est accompagné d’une musique plaisante que déplaisante ; quant à de l’eau minérale, la musique diffusée modifie l’opinion des sujets concernés. Après le goût, l’ouïe et l’odorat, … la vue. Selon l’orientation de la lumière, l’avis des personnes ne sera pas le même vis-à-vis d’une publicité et seront plus enclins à acheter un produit si elle provient de la gauche.
Enfin, rendons hommage à l’une des premières personnes qui toucha l’inconscient des consommateurs à travers des publicités, Edward Bernays. C’est lui qui, en accolant une image glamour à la cigarette, a fini par convaincre les femmes de se mettre à fumer.
Concurrence libre et non faussée
Il est assez remarquable d’entendre parler d’information parfaite, quant on voit la promptitude de grandes firmes à développer de grandes campagnes de propagande pour camoufler un certain nombre d’informations voire à tordre carrément la réalité.
Théorie des avantages comparatifs
Cette théorie est à la base du commerce international et sert de justification au libre-échange. Elle est très bien définie sur Wikipedia :
La théorie associée à l’avantage comparatif explique que, dans un contexte de libre-échange, chaque pays, s’il se spécialise dans la production pour laquelle il dispose de la productivité la plus forte ou la moins faible, comparativement à ses partenaires, accroîtra sa richesse nationale. Cette production est celle pour laquelle il détient un « avantage comparatif »
Reprenons également le schéma qui décrit cette théorie.
Dans un premier temps, on suppose qu’un pays (à gauche) dispose de trois entités ; deux d’entre elles produisant chacune 6 vins et une autre produisant 5 fromages. Un autre pays (à droite) dispose également de trois entités, deux qui produisent chacune 2 vins et une qui produit 4 fromages. Ensuite le libre-échange arrive et chaque pays se spécialise dans une production. Celui de gauche dans le vin. Donc tout le monde produit 6 vins. Dans le pays de droite, tout le monde produit du fromage — la même quantité qu’auparavant — soit 4 fromages par entité.
Dans la situation initiale, la production était de 12 vins et 5 fromages, dans la situation finale (miracle du libre échange), la production est de 18 vins et 12 fromages. Les deux pays produisent donc plus dans la situation de libre-échange que dans la situation d’autarcie. C’est beau comme un conte de fée, mais il y a de nombreuses hypothèses qui ont été passées sous silence.
Hypothèse 1 : le transport est gratuit
Une première hypothèse qu’on peut identifier c’est qu’on suppose le transport des denrées gratuit ou peu coûteux. En effet c’est bien beau que dans la situation de libre échange les deux pays produisent plus collectivement, mais s’ils n’échangent pas, les uns n’auront que du vin et les autres que du fromage. Il y a donc nécessité d’échanger et si transporter mon fromage ou mon vin, me coûte plus cher que de le faire chez moi, je vais peut-être me dire que, finalement, le libre échange ce n’est pas si bien que ça.
Or le transport n’est pas gratuit. Il est dépendant à 93% du pétrole, dont les prix ont explosé ces dernières années, et n’ont pas de raison (sauf récession) de redescendre fortement. Pour les retardataires, je ne peux que vous recommander de lire mon article sur la fin du pétrole bon marché.
Hypothèse 2 : mon vin = ton vin
La deuxième hypothèse postule que les productions sont totalement interchangeables. Or, les exemples du vin et du fromage l’illustrent bien, un vin du bordelais n’est pas la même chose qu’un vin allemand. De même pour le fromage on ne trouvera pas le même dans les Alpes et en Irlande du Nord.
Ici l’hypothèse qui est faite c’est qu’une bouteille de vin vaut une autre bouteille de vin, ou qu’un kilo de fromage vaut un autre kilo de fromage. Il suffit de regarder les étalages pour se rendre compte que cela n’est pas aussi simple.
On pourra me reprocher de raisonner sur des denrées alimentaires. Ma remarque ne s’appliquerait pas à la production de vêtements ou de meubles par exemple. Pourtant si. Les matériaux qui seront utilisés en France ou en Chine ne seront pas les mêmes. La fabrication ne se fera pas dans les mêmes conditions (sociales ou environnementales). La qualité finale du produit ne sera donc pas équivalente.
Hypothèse 3 : libre-échange entre pays
Les deux hypothèses précédentes nous amènent à la troisième. On a raisonné en supposant que les groupes de gauche et droite, sur le schéma, étaient des pays. Or rien ne l’impose. Cela pourrait très bien être les habitants de deux habitations côte à côte. Et en fait dans une telle situation les deux premières hypothèses tiendraient beaucoup plus la route.
En effet, si les deux groupes sont voisins, le coût de transport devient effectivement négligeable voire gratuit. Les conditions climatiques et géographiques seront équivalentes ce qui permet donc de produire des denrées alimentaires de même qualité. L’accès aux matières premières, tout comme la législation sont également identiques. Bref tous les problèmes soulevés auparavant disparaissent dès lors que l’on ne considère plus deux pays quelconques mais deux groupes voisins.
Finalement, ce que nous montre cette théorie, pourtant utilisée pour vanter le libre-échange, c’est qu’elle s’applique très bien à une production très localisée ! Deux groupes voisins auront donc intérêt à appliquer la théorie des avantages comparatifs. Pour deux pays différents, différents problèmes ont été soulevés au dessus, ce qui rend difficilement applicable cette théorie.
Conclusion
Au travers de différents faits et de raisonnements qui ne me semblent pas délirants, on constate donc que des théories fondatrices du libéralisme souffrent en fait de biais importants qui les rendent inapplicables en pratique. Alors pourquoi vouloir s’astreindre à appliquer des théories qui ne rentrent pas dans le cadre pour lequel elles ont été définies à l’origine ?
- lire aussi à ce propos, le livre de Sébastien Bohler, La télé nuit-elle à votre santé ? [↩]
Votre critique est intéressante. Mais je dois préciser qu’elle ne critique pas le libéralisme, mais l’école néo-classique.
Le vrai libéralisme puise ses sources dans des auteurs comme Bastiat ou JB Say, ou encore a une époque plus récente Hayek, Rothbard ou Mises.
Ces auteurs-là critiquent aussi les néo classiques. D’une part en faisant observer le même genre de remarques que vous faites, d’autre part en réfutant la possibilité du calcul mathématique en économie (ce qu’ont fait abondamment les néo classiques et les post keynésiens)
Vouloir mettre l’économie en équation est la plus grosses erreur des économistes.
Mais j’insiste, vos critiques sont tout à fait recevables et soulignent un certain nombre d’inepties faites par des économistes (toutefois non libéraux).
Vous avez parfaitement raison, il s’agit de l’économie néo-classique. J’ai cédé à la facilité comme on associe souvent le libéralisme à ces théories-là. À tel point que le mot libéralisme est un peu fourre-tout (et qu’il ne veut pas du tout dire la même chose aux États-Unis ou en France !), et qu’on ne sait plus très bien ce qu’il recouvre, selon l’interlocuteur.
Merci pour ce très bon blog 🙂
Mais de rien 🙂