2015, branle-bas de combat chez Monsanto : le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) vient de classer le glyphosate cancérigène probable. Il faut sauver le soldat glyphosate. Un plan de bataille est mis sur pied, celui-ci est rendu public grâce à des procès intentés à la firme. Il révèle notamment une stratégie : expliquer qu’une bonne évaluation du risque associe les concepts de danger et de risque et la prise en compte de toutes les preuves disponibles (comprendre : inclure les études réglementaires confidentielles réalisées par l’industrie). Heydens est chargé de cette tâche. L’homme s’est illustré en réécrivant certaines parties d’articles scientifiques sur le glyphosate censément rédigés par des experts indépendants. Autant dire que la probité scientifique n’est pas sa marque de fabrique.
L’offensive est lancée le jour même de la publication par le CIRC de sa classification du glyphosate, le 20 mars 2015, avec la mise en ligne d’une tribune sur Forbes, signée de Henry Miller. L’homme se présente comme indépendant de Monsanto. Pourtant on retrouve précisément dans son texte la rhétorique imaginée par Monsanto : le CIRC s’appuie sur le danger et non pas le risque, et le CIRC a pris en compte moins de données que les agences de régulation. Rien d’étonnant à cette proximité d’idées : la tribune a été proposée à Miller par Monsanto et le premier brouillon a été directement rédigé par Monsanto, comme le révèlent des documents internes de l’entreprise. En raison de ce conflit d’intérêts manifeste et non déclaré par Miller, la tribune a finalement été retirée à l’été 2017 par Forbes, mais peut être retrouvée dans les archives.
De même, dès mars 2015, le site GMOAnswers relaie le même genre de rhétorique dans un article à propos de l’évaluation du CIRC. Le site GMOAnswers est une initiative du Council for Biotechnology Information, association rassemblant les principaux semenciers et industriels des pesticides (Bayer, qui détient maintenant Monsanto, BASF, Syngenta…) et est géré par la firme de relations publiques Ketchum. L’industrie cherche donc à diffuser cette idée-là pour relativiser la classification du CIRC.
Mais cette rhétorique va essaimer bien au-delà des cercles de l’industrie.
La stratégie imaginée par Monsanto s’est révélée particulièrement fructueuse grâce au relais, probablement inespéré, d’internautes ou de journalistes ayant mis leur esprit critique de côté, alors qu’ironiquement ils en revendiquent la défense1. Cette rhétorique danger/risque est pourtant totalement erronée s’agissant de l’évaluation du glyphosate.
En effet si le CIRC évalue bien le danger, certaines agences n’évaluent, dans tous les cas, que le danger cancérigène. D’autres agences peuvent évaluer le risque cancérigène mais, dans le cas du glyphosate se sont contentées d’évaluer le danger car elles ont estimé qu’il ne présentait pas de danger. Or si l’on considère qu’il n’y a pas de danger, il n’y a pas de risque et donc il n’y a aucune nécessité à mener une analyse complète du risque. Les propos répertoriés dans les tweets précédents sont donc inexacts :
- de nombreuses agences nient le danger cancérigène du glyphosate
- aucune agence n’a fait une évaluation complète du risque
Évaluer le risque c’est commencer par évaluer le danger
Le CIRC ne fait pas mystère de son travail de classification. Les classifications qu’il propose portent sur le danger. Le centre le dit très clairement : « Les monographies [du CIRC] peuvent identifier des dangers cancérigènes même quand les risques sont très faibles dans des situations d’utilisation ou d’exposition connues. La reconnaissance d’un tel danger cancérigène est importante car de nouveaux usages ou des expositions non prévues pourraient conduire à des risques bien plus importants que ceux actuellement rencontrés ».
Cette évaluation du danger n’est pas déconnectée d’une évaluation des risques. C’est en fait la première étape d’une évaluation du risque, comme l’illustre ce schéma de l’EPA, l’agence états-unienne de protection de l’environnement.
Donc si des agences ont évalué des risques cancérigènes, elles ont forcément dû évaluer le danger également. Non seulement elles l’ont toutes fait, mais elles se sont toutes arrêtées-là.
Les agences ne sont pas allées au-delà d’une évaluation du danger
Puisque les différentes agences de régulations (EFSA, ECHA, EPA, etc.) ont considéré que le glyphosate ne présentait pas de danger cancérigène, elles n’avaient aucune raison d’en évaluer le risque. Il ne peut pas y avoir de risque s’il n’y a pas de danger.
Toutes les agences ont donc rigoureusement fait la même chose que le CIRC : une évaluation du danger cancérigène, pas une évaluation complète des risques. La rhétorique initiée par Monsanto, et reprise en chœur par divers internautes et journalistes, est donc complètement fausse.
Le CIRC a dit que le glyphosate posait probablement un danger cancérigène là où les agences de régulation ont affirmé qu’il était improbable qu’un tel danger cancérigène existe. Il y a donc bien une différence de constat qui porte sur le même objet : le danger cancérigène du glyphosate. Faire croire que le CIRC se serait contenté d’analyser le danger là où les agences de régulation auraient fait une analyse complète du risque est totalement faux et ne sert qu’à mettre de côté, à peu de frais, l’avis du CIRC.
Faire croire que l’avis globalement concordant des agences de régulation serait une preuve est là encore un argument fallacieux. Les agences de régulation s’appuient sur des protocoles établis par l’OCDE qui sont très semblables (si ce n’est identiques) et adhèrent à l’acceptation mutuelle des données de l’OCDE qui implique que des données prises en compte par une agence de régulation doivent également l’être par une autre. Il n’est donc pas surprenant qu’en suivant un protocole semblable avec des données identiques, on aboutisse à la même conclusion. Si, avec des méthodologies différentes on arrivait à la même conclusion, ce serait une preuve robuste. Mais ce n’est pas le cas. La méthodologie du CIRC est différente et aboutit aussi à un résultat fort différent.
Pour les agences européennes cette restriction à l’analyse du danger n’est pas spécifique au glyphosate. La réglementation européenne 1272/2008 leur impose d’effectuer une classification du danger cancérigène.
La classification d’une substance comme cancérogène s’effectue en deux opérations connexes: l’évaluation de la force probante des données et l’examen de toutes les autres informations utiles en vue de classer dans différentes catégories de danger les substances ayant des propriétés cancérogènes pour l’être humain.
Annexe 1, section 3.6.2.2.2 de la réglementation européenne 1272/2008
Dans cette réglementation, qui porte notamment sur la classification des substances, il n’est donc jamais question de réaliser une évaluation des risques. Elle est néanmoins mentionnée une fois (à la section 3.5.2.3.2 de l’annexe 1) pour indiquer que le système de classification du danger mutagène ne convient pas à « l’évaluation (quantitative) du risque ». La réglementation 1207/2009, portant sur la mise sur le marché des pesticides, n’évoque pas non plus d’évaluation des risques cancérigènes.
Cette absence de mention de l’analyse des risques tient probablement au fait qu’en Europe les pesticides sont réglementés sur la base de leur danger cancérigène et non de leur risque. Comme le souligne Stéphane Foucart dans un très intéressant entretien, un pesticide ne peut être autorisé en Europe que s’il n’est pas classé cancérigène de catégorie 1A ou 1B au niveau européen (c’est-à-dire cancérigène certain ou probable), d’après l’article 3.6.3, p.42 du règlement 1107/2009. Ainsi son interdiction dépend des preuves d’un danger, le risque n’entre absolument pas en ligne de compte.
La législation européenne s’appuie donc sur le principe de précaution en considérant qu’un danger certain ou probable n’est pas acceptable pour des pesticides, indépendamment des risques qui peuvent être calculés (et parfois mal estimés) à un moment donné. Cela est évidemment remis en cause par les industriels qui préféreraient une approche fondée sur le risque, comme aux USA où l’agence de protection de l’environnement (EPA) doit faire une évaluation complète du risque cancérigène.
Mais était-il réellement nécessaire de plonger dans la réglementation européenne afin de réaliser cela ? Non, pas du tout. Il suffit en fait de consulter les avis des agences concernées pour se rendre compte que l’EFSA parle de danger cancérigène.
Pour se rendre compte que l’ECHA n’évalue de toute façon que les dangers.
Pour réaliser que l’Anses parle elle aussi de danger.
La vérification est loin d’être complexe et aurait permis de constater sans ambiguité possible que ces agences se sont bien prononcées sur le danger cancérigène du glyphosate2.
Déterminer le danger c’est aussi prendre en compte le risque
Évaluer un danger ce n’est pas pour autant ignorer tout concept de dose, comme certains voudraient le caricaturer là encore pour rejeter l’avis du CIRC.
De fait le CIRC s’intéresse à l’exposition de la population, comme en témoigne une partie du rapport dédiée à l’exposition de la population. Or il s’agit bien d’une étape de l’évaluation des risques distincte de l’analyse du danger, comme l’illustre le schéma un peu plus haut.
D’autre part le CIRC prend en compte des études sur des cohortes d’agriculteurs exposés au glyphosate. Ce sont donc des personnes exposées dans des conditions réelles à du glyphosate : on ne s’amuse pas à plonger des personnes dans des bains de glyphosate pour observer l’effet sur la santé. Et, loin des caricatures habituellement véhiculées, le CIRC choisit l’approche la plus conservatrice. Plutôt que de comparer les agriculteurs les plus exposés à ceux qui ne sont pas exposés, le CIRC fait le choix de comparer ceux qui sont exposés à ceux qui ne sont pas exposés3. Or il y a évidemment de grosses disparités parmi les agriculteurs exposés entre ceux qui y sont exposés un jour par an (voire un jour dans leur vie), et d’autres plusieurs jours voire dizaines de jours par an. Cela a donc pour effet d’amoindrir le risque calculé par le CIRC (oui car le CIRC a calculé un risque). Ces preuves, issues d’études épidémiologiques, ont d’ailleurs été considérées comme limitées par le CIRC, en raison des limites de telles études.
En 2019, des chercheurs ont fait un choix différent et se sont concentrés sur les agriculteurs qui ont été exposés au glyphosate le plus longtemps4, trouvant alors un risque moyen accru de 41% (compris entre +13% et +75%) de développer un lymphome non-hodgkinien. Si le but est bien d’identifier un danger, cette approche semble plus pertinente que celle consistant à comparer des agriculteurs exposés ou non exposés indépendamment de leur durée d’exposition. Pourtant peu de personnes se sont manifestées pour critiquer ce conservatisme du CIRC !
On ne compare pas le glyphosate et le cochon
Rejeter l’avis du CIRC consiste aussi, pour certains, à chercher à le ridiculiser en comparant des classements de cancérogénicité du CIRC. Par exemple un sénateur prétend que « le glyphosate est moins cancérigène que la charcuterie ». Or effectuer une telle comparaison c’est montrer qu’on n’a pas compris que le CIRC traitait du danger : soit un agent est dangereux, soit il ne l’est pas. Mais il n’y a pas de niveau de dangerosité, sinon on parle de risque. Ce que fait le CIRC, c’est classer des niveaux de preuve. Ce niveau de preuve ne dit absolument rien du niveau de risque. La charcuterie est donc classée cancérigène certain, tandis que le glyphosate est classé cancérigène probable. Qu’il y ait des preuves plus solides pour la charcuterie ne semble pas si surprenant que cela : elle est consommée beaucoup plus largement que le glyphosate, il est donc moins difficile de produire et de trouver des recherches étudiant les effets de la charcuterie plutôt que du glyphosate.
D’ailleurs le CIRC le dit lui même : comparer des substances en fonction de leur classification n’a pas de sens. Pour autant la comparaison du sénateur n’a pas choqué tout le monde bien qu’il soit impossible d’arriver à cette conclusion à partir des classifications du CIRC.
Pour autant le sénateur n’est pas le seul faire de telles comparaisons hasardeuses. On en retrouve des comparables sur le site Agriculture & Environnement (« Le glyphosate serait moins dangereux que les saucisses et le jambon »), financé par des « structures agricoles » ou sur le blog Genetic Literacy Project (« La viande rouge aussi dangereuse que le glyphosate »), un site qui n’hésite pas à faire intervenir Kabat, un épidémiologiste qui en 2003 niait encore les effets du tabagisme passif, et qui a été fondé par Jon Entine, un consultant ayant notamment comme client… Monsanto.
De telles comparaisons ne servent qu’à tenter de décrédibiliser le CIRC. Elles décrédibilisent en fait leurs auteurs qui, en faisant feu de tout bois, n’ont pas peur de se contredire : d’un côté reprocher au CIRC de n’évaluer que le danger et de l’autre faire comme si ses classifications permettaient d’établir des équivalences dans les risques encourus.
La spécificité du CIRC : un travail scientifique indépendant du législateur
Ce qui distingue les avis des agences de régulation et du CIRC n’a aucun rapport avec une distinction entre danger et risque. Pour expliquer la différence, je renvoie à mon article précédent sur la manière dont fonctionnent les agences de régulation. Ces agences travaillent à partir du cadre qui leur est donné par les lois les régissant (nous en avons eu un aperçu ici aussi). Elles ne travaillent pas en fonction de ce qui est pertinent scientifiquement mais en fonction de ce qui est demandé légalement. Ce n’est pas le cas du CIRC. Si on pense qu’une approche scientifique est préférable, alors c’est probablement l’avis du CIRC auquel on aurait plus envie de faire confiance. Rappelons aussi que les agences réglementaires sont souvent en retard sur les meilleures connaissances scientifiques. Les différentes évaluations indépendantes faites par l’Inserm en 2013, le CIRC en 2015, ou la méta-analyse de Zhang et de ses collègues en 2019 semblent montrer que le glyphosate illustre une fois de plus ce problème. Certes on n’attendait pas que Monsanto critique le travail des agences, en revanche si les personnes citées cherchent à promouvoir l’esprit critique, peut-être devraient elles commencer par la base : vérifier l’information à la source.
- Notons que récemment certains (ici, là) semblent avoir mis de l’eau dans leur vin (qui est cancérigène certain) depuis . Ils n’en ont cependant pas fait profiter leurs abonnés qui restent donc probablement avec l’idée fausse initialement relayée [↩]
- Pour l’EPA c’est moins direct : elle classe le glyphosate comme étant « Not Likely to be Carcinogenic to Humans ». Pour cela il faut regarder dans le rapport à quoi correspond cette classification : « This descriptor is appropriate when the available data are considered robust for deciding that there is no basis for human hazard concern. » Là aussi cela concerne bien le hazard, donc le danger. [↩]
- Voir la monographie du CIRC, p. 350 [↩]
- cette définition de « plus longtemps » dépend des études analysées, pour certaines cela peu uniquement vouloir dire plus de 2j/an [↩]
Waouh, merci. Belle démonstration. Je rajouterai le SPS, dont l’OMC est initiatrice et qui amène l’agence européenne à la consulter pour ouvoir réviser une LMR, par exemple.
Hum, hazard se traduit par danger, et pas par risque qui se traduit en risk…
Sinon, très intéressant, si ce n’est que la preuve est fausse…
Oui, hazard se traduit bien par danger. Il me semble bien avoir fait cela dans l’article. Auriez-vous vu un endroit où ce n’est pas le cas ? Et quelle preuve est fausse ?