Une idée reçue tenace est que, en France, nous ne travaillons pas suffisamment. Partant de ce constat, il est généralement expliqué qu’il est alors nécessaire de travailler plus. Qu’en est-il ? Travaillons-nous réellement moins que d’autres pays comparables ? Devons-nous ou pouvons-nous travailler plus ?
Évolution du temps de travail par salarié
Les données de l’OCDE permettent de comparer le nombre d’heures travaillées chaque année, par travailleur entre différents pays.
Si le graphique peut sembler confus, c’est (un peu) volontaire. Le but, ici, n’est pas de choisir deux pays selon des critères plus ou moins objectifs et de comparer l’évolution de leur durée de travail. L’intérêt de ce graphique est de visualiser la tendance générale de la durée du travail parmi les pays de l’OCDE. Comme on peut le voir la tendance est à la baisse. Nous travaillons donc de moins en moins, oui, mais ça n’est pas spécifique à la France. Au passage, il est intéressant de noter que la Grèce se situe dans le peloton de tête en termes de durée de travail, ce qui permet par la même occasion de démonter deux idées reçues : 1. les grecs ne sont pas des fainéants ; 2. travailler plus n’est pas nécessairement un indicateur de bonne santé économique…
Ces données de l’OCDE permettent également d’observer que la France n’est pas le pays où on travaille le moins. Si on travaille plutôt moins que dans d’autres pays de l’OCDE, il y a d’autres pays où la durée du travail est bien inférieure. Par exemple l’Allemagne, la Norvège et les Pays-Bas ont une durée de travail sensiblement inférieure à celle de la France.
Intéressons-nous maintenant au détail du temps de travail. Pour cela nous allons nous focaliser sur la durée de travail pour les personnes qui sont à temps plein et celles à temps partiel. Nous pouvons refaire le même type de graphique, en prenant les données d’Eurostat cette fois (qui donnent le détail pour le temps plein et le temps partiel).
Le premier constat immédiat qui ressort d’un tel graphique est que la durée de travail des employés à temps plein en France se situe un peu en dessous par rapport à la moyenne des autres pays. Mais elle ne constitue pas une particularité par rapport aux autres pays d’Europe : elle reste dans le « peloton ». En revanche, en ce qui concerne les employés à temps partiel, en France nous avons des temps partiels qui sont assez longs. À ce stade, on peut aussi remarquer une baisse de la durée du travail à temps plein entre 1999 et 2002 en France, probablement due aux 35 heures. Cette période est néanmoins révolue et la durée du travail est revenue à son niveau d’antan. Ainsi les 35 heures n’ont plus l’effet qui était escompté au départ.
De ces graphiques, il semblerait donc que la France partage plutôt bien son temps de travail entre employés à temps plein et employés à temps partiel : l’écart entre les deux semble être parmi les plus faibles d’Europe. Regardons comment la France se situe sur ce plan par rapport aux autres pays européens (toujours avec les données d’Eurostat, pour l’année 2008).
La France fait partie d’un groupe de 5 pays dont les heures de travail à temps partiel sont les plus élevées (avec la Belgique, la Suède, la Roumanie et la Hongrie). D’ailleurs ces pays n’ont pas seulement une durée de travail à temps partiel similaire, mais la durée de travail à temps plein est également très semblable. Ainsi la France, loin d’être une exception, a une répartition du travail très semblable à ces pays. Et cette répartition du travail est bien plus équitable que celle d’autres pays où l’écart entre temps partiel et temps plein est beaucoup plus marqué. Un pays où la différence est très marquée est l’Allemagne dont la durée de travail à temps partiel est très faible (17,9h) pour une durée de travail à temps plein assez « classique » par rapport aux autres pays (41,7h). Ce modèle allemand qu’on nous vante tant consiste donc en une répartition totalement inéquitable du temps de travail entre les personnes ayant la chance d’être à temps plein et ceux étant à temps partiel.
Nous venons donc de voir que la France n’est pas un pays où on travaille moins que les autres : c’est un mensonge de le prétendre. Nous avons une répartition du travail qui est parmi les plus équitables entre les travailleurs à temps plein et à temps partiel. Et, comme dans tous les pays, la durée de travail à tendance à globalement décroître.
Évolution du temps travaillé en France
Nous avons vu que la durée du travail a globalement tendance à décroître, faisons une petite parenthèse pour expliquer cela. C’est d’autant plus nécessaire que certaines personnes voudraient que nous travaillions plus, ce qui entrerait en totale contradiction avec la réalité actuelle. À l’aide des données de l’INSEE, observons donc comment se répartit le temps de travail en France depuis 1959.
On constate que le nombre total d’heures de travail n’a pas augmenté depuis 1959. Il a même diminué passant de 42 milliards d’heures travaillées en 1964 à 38 milliards en 2010. Il ne faut pas oublier que cette diminution ne s’est pas faite à population constante mais avec une population en augmentation, y compris la population active (passée de 23 millions en 1975 à 28 millions en 2009). Dans un tel contexte, il est donc parfaitement logique que la durée de travail par salarié ait diminué. Vouloir aller dans la direction inverse serait un pur contre-sens.
Augmentation du salaire et temps de travail
Un argument souvent utilisé pour critiquer la diminution du temps de travail est de dire que cela nuit à la croissance des salaires. Intéressons-nous à la croissance des salaires entre 1999 (mise en place des 35 heures) et 2010, disponible dans les données de l’OCDE.
Si la croissance du salaire moyen n’a pas été exceptionnelle comme en Hongrie ou en Norvège, elle n’a pas été ridicule et est comparable à de nombreux autres pays et même largement supérieure à de nombreux voisins (Espagne, Allemagne, Belgique et Italie). En se remémorant le premier graphique sur la durée moyenne de travail, il est assez piquant de remarquer que la Norvège et l’Allemagne, deux des pays ou la durée de travail est la plus faible, se trouvent aux antipodes en ce qui concerne la croissance du salaire. Essayer de lier la durée du travail avec la croissance du salaire n’est donc qu’une malhonnêteté ne se basant sur aucun fait concret.
Le travail c’est la santé ?
Après avoir vu qu’augmenter la durée du travail n’avait aucun sens, on pourrait s’arrêter-là, en estimant que le travail a été fait et qu’il est inutile d’en rajouter. Pourtant, il ne me semble pas inutile de rajouter quelques clous dans le cercueil du « travailler plus pour gagner plus », et autre variantes névrotiques du même type.
Il faut savoir que le travail a des effets sur la santé. Et travailler plus n’est pas si anodin. Commençons par citer une étude menée entre 2004 et 2008 et qui s’intéresse au lien entre temps de travail et blessures au travail. Voici un des résultat de cette étude.
C’est un résultat qui ne paraît pas surprenant mais effectivement plus on travaille, plus il y a de risque de se blesser au travail. Notons que le temps de travail moyen pour un employé à temps plein en France nous situe dans la tranche 41–50…
Une étude du centre pour la maîtrise des maladies (CDC), aux États-Unis, a fait le point en 2004 sur les connaissances en la matière. Le rapport cite plusieurs autres travaux, identifiant une mortalité plus importante pour les personnes faisant 5 heures supplémentaires par semaine, ou encore une augmentation de poids liée aux heures supplémentaires. Au niveau cognitif, des personnes travaillant plus de 55 heures par semaine ont de moins bonnes capacités (sur des tests de vocabulaire, ou de raisonnement) que des personnes travaillant 40 heures, ou moins, par semaine. Enfin, travailler moins permet de consommer moins d’énergie, donc d’émettre moins de gaz à effet de serre et ainsi avoir un impact moindre sur le réchauffement climatique futur ainsi que sur notre dépendance aux différentes énergies, dont l’épuisement est proche.
Travailler de moins en moins ?
Si l’on suit la logique, nous avons effectivement de moins en moins besoin de travailler : il y a moins de travail que dans les années 1960 et nous sommes plus nombreux à pouvoir le réaliser. Nous pouvons donc mieux nous le partager afin que chacun ait une charge de travail moins lourde.
Cependant, toute cette évolution s’est faite dans un cadre qui est désormais révolu. Si travailler plus n’a pas de sens dans le contexte actuel, il en a si nous remettons en cause les gains de productivité acquis depuis des décennies. La remise en cause de ces gains de productivité n’est pas nécessairement volontaire, mais peut se faire à notre insu. À titre d’exemple le pétrole a beaucoup apporté à l’agriculture et a permis d’y décupler la productivité. Puisque le pétrole est de plus en plus cher et que nous en disposerons en quantité toujours moindre, il va être nécessaire de faire sans. Nous aurons donc besoin de davantage de travail dans l’agriculture pour pallier le manque de pétrole.
De même, si nous souhaitons relocaliser un certain nombre d’activités, cela va également donner du travail à de nombreuses personnes et cela augmentera donc le nombre total d’heures travaillées. Ainsi, dans le cadre d’une économie moins dépendante des énergies fossiles (pour les transports, par exemple), il y aura plus de travail et nous aurons donc à travailler plus, collectivement. Mais ce « travailler plus » est à considérer de manière collective. Il n’implique pas nécessairement que nous aurons à faire des semaines de 50 heures, juste que ce travail devra être mieux réparti : rappelons que environ 5 millions de personnes sont au chômage.
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