Gérald Bronner publie ces jours-ci un nouveau livre Apocalypse cognitive qui suscite déjà des critiques sur les réseaux sociaux, à partir d’extraits parus dans la presse (voir ici) ou d’interviews radios, de la part d’historiens, neuroscientifiques (ici et là), psychologues cognitifs, ou sociologues.
Il a publié il y a quelques années La démocratie des crédules (2013), un ouvrage souvent cité comme référence, en particulier dans les milieux sceptiques, comme ici par la Tronche en Biais. Or ce livre repose sur des arguments particulièrement faibles et ne démontre pas la thèse qu’il défend à savoir que notre démocratie favorise l’argumentation par l’ignorance et son corollaire le mille-feuille argumentatif.
Illustrons les problèmes argumentatifs de cet ouvrage avec quelques exemples qui ne se veulent pas exhaustifs des soucis rencontrés dans l’ouvrage.
Il existe d’une part un certain nombre d’affirmations floues ou non sourcées dans ce livre. Par exemple sur la couverture vaccinale de la rougeole ou l’hépatite B qui diminuerait, que suite à l’étude frauduleuse de Wakefield contestant la sûreté du vaccin contre la rougeole, il y aurait eu une « baisse notable » de la couverture vaccinale dans « plusieurs pays », sans précision sur les pays ni source. Il affirme aussi que « de nombreux parents sont réticents » à vacciner leurs enfants, sans source, que « les achats de livre politique sur Amazon se font, et de plus en plus, selon les préférences politiques des acheteurs », sans source, etc.
Mais il y a plus problématique.
L’amour de Bronner pour Google Trends
Gérald Bronner fait une utilisation importante de Google Trends, ce qui semble à nouveau être le cas dans son nouveau livre. Google Trends donne l’importance d’une recherche sur internet, en valeur relative. Cela signifie que sur une période donnée, le maximum de recherche sera toujours 100. L’outil est à manipuler avec précaution car de nombreux termes de recherche différents peuvent mener au même type d’information. À l’inverse le fait que des personnes recherchent un terme ne dit pas grand chose de leur motivation profonde à rechercher ce terme.
Illustrons cela avec l’usage qu’en fait Bronner. Il présente les recherches Google sur le terme « illuminati » comme un « marqueur de l’imaginaire conspirationniste ». Il affirme, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous, que les recherches sont en « franche progression »… sans que Bronner n’explicite la conclusion à tirer (même si on se doute que cela signifie : voyez les gens sont plus crédules).
Il n’est pas anormal que le graphique s’arrête en 2012 puisque l’ouvrage est paru en 2013. Mais nous pouvons maintenant observer l’évolution récente directement sur Google Trends.
On constate alors que le pic des recherches a été atteint en 2012 et qu’on retrouve désormais des niveaux comparables au milieu des années 2000.
Il est déjà contestable d’utiliser les recherches Google sur illuminati comme un « marqueur de l’imaginaire conspirationniste » (on peut effectuer des recherches sur ce terme car les illuminati sont présents dans la culture populaire), mais on constate en plus que l’évolution des recherches sur ce terme ne permettent pas d’illustrer une augmentation de la « crédulité ».
Au-delà de ces critiques, le choix du terme « illuminati » pose question. Pourquoi avoir choisi ce terme alors qu’auparavant Bronner avait étudié les résultats Google sur d’autres termes (psychokinèse, Loch Ness, astrologie, cercles de culture) ? Or sur Google Trends ces termes ne montraient, à la fois jusqu’en 2012 et jusqu’à maintenant, aucune tendance à l’augmentation (psychokinèse, Loch Ness, astrologie, cercles de culture).
Aurait-il cherché le seul terme qui montrait une tendance à la hausse afin de prouver son propos ?
Il fait une autre utilisation encore plus problématique de Google Trends.
Bronner prétend, graphique à l’appui, que suite au séisme en Haïti en janvier 2010, l’intérêt pour HAARP (une technologie qui aurait causé le séisme selon des complotistes) aurait dépassé l’intérêt pour le séisme dans les recherches Google. Cette affirmation est absurde. Pour l’affirmer il compare les recherches pour “HAARP” et pour “tremblement de terre haïti”.
On peut retrouver un graphique approchant sur Google Trends.
Les fortes variations dans les courbes devraient susciter le scepticisme d’un œil critique. Ces fortes variations sont vraisemblablement dues au fait qu’il y a très peu de recherches sur ces termes (ce qu’on ne peut pas connaître, puisque je rappelle que Google Trends fournit un nombre relatif de recherche et non un nombre absolu).
En fait le terme de recherche “tremblement de terre haïti” est bien trop précis. Bronner a laissé le tréma à Haïti, que peu de monde cherchera à mettre. On peut donc regarder dans Google Trends ce que donne le fait de retirer uniquement le tréma.
C’est cette nouvelle version, sans tréma à Haïti, qui domine largement. Les recherches sur HAARP apparaissent bien plus mineures, mais non négligeables pour autant. Au bout de quelques jours il est vrai que les recherches sur HAARP et sur le tremblement de terre en Haïti deviennent comparables.
Mais il reste des problèmes. Le terme tremblement de terre est bien plus long que son synonyme séisme. Pourquoi taper un terme plus long lorsqu’un synonyme beaucoup plus court existe ? Regardons alors le nombre de recherches dans Google avec le terme seisme haiti (sans aucun accent).
À nouveau ce terme-là est beaucoup plus recherché et les termes utilisés par Bronner dans son livre sont à peine distinguables, tellement ces recherches sont négligeables.
Enfin lorsqu’il se passe un événement exceptionnel dans un pays, le plus souvent on se contente de rentrer le nom du pays. C’est ce qui c’est largement produit et ce qu’illustre ce dernier graphique où les recherches sur HAARP ne sont plus distinguables.
Bronner avait en fait effectué une comparaison entre un terme très précis (tremblement de terre haïti) et un terme plus large (HAARP). Les comparer comme il le fait n’a donc pas beaucoup de sens et les conclusions qu’il en tire sur la diffusion des théories du complot serait à modérer du fait que le nombre de recherches Google sur HAARP était particulièrement minime. Finalement, et ce n’est pas une surprise, l’intérêt pour HAARP est négligeable par rapport à l’intérêt pour le séisme en Haïti.
Néanmoins pour Bronner c’est aussi la vitesse de diffusion du mythe complotiste, ce que permet Internet en diffusant très rapidement des complots, qui contribue à solidifier la croyance. Utilisons le recul que nous possédons maintenant pour voir si ce séisme, et d’autres catastrophes naturelles survenues depuis, ont solidifié cette croyance.
Selon le système de mesure utilisé par Bronner lui-même (le nombre de recherches Google) ce n’est absolument pas le cas.
Les recherches sur HAARP ont culminé en mars 2011 (au moment du tsunami au Japon et de la catastrophe de Fukushima) mais ont depuis retrouvé des niveaux très faibles avec un seul pic relativement modeste (moindre qu’en janvier 2010) en septembre 2017, où deux ouragans ont atteint la catégorie maximale à une semaine d’intervalle (Irma et Maria). Alors que la saison 2020 des ouragans est une saison record à plusieurs titres cela ne semble pas avoir suscité la curiosité des personnes recherchant HAARP.
Bronner et les suicides à France Télécom/Orange
Bronner met en cause l’origine managériale des suicides qui ont eu lieu à France Télécom/Orange il y a une dizaine d’années. Il affirme que si Next (le plan d’économies drastique) en était la cause les suicides aurait dû augmenter dès sa mise en place, en 20051. Il raisonne comme si les suicides se déclaraient du jour au lendemain et n’étaient pas la conséquence d’un malaise grandissant au travail.
Il remet en cause le fait que le nombre de suicides aient augmenté à partir de 2009 à France Télécom. Pour cela il utilise des statistiques du début des années 2000 et affirme que le nombre de suicides étant comparables avec ceux recensés à partir de 2009, il n’y a pas de hausse. Il met de côté le fait que les méthodologies de recueil sont différentes (chiffres de l’entreprise dans le premier cas, chiffre des syndicats dans le deuxième cas, fonction des remontées dont ils disposent). Il est donc hasardeux de procéder à une comparaison.
D’autre part Bronner accuse les médias qui seraient responsables d’un effet Werther (une augmentation de suicides suite à une médiatisation). Or c’est contradictoire avec ce que Bronner affirme lui-même à savoir qu’il n’y aurait pas eu de hausse de suicides !
Enfin, pour appuyer sa thèse il utilise le graphique ci-dessous, où il compare le « taux de couverture médiatique » (le nombre d’articles publiés durant un trimestre sur les suicides à France Télécom divisé par les 421 articles qu’il a recensés sur le sujet) et le taux de suicides sur la période (le nombre de suicides à France Télécom pendant le trimestre par rapport au nombre total de suicides sur la période). L’honnêteté de ce graphique pose question. Pourquoi avoir procédé à un regroupement par trimestre ?
L’affirmation de Bronner est que la couverture médiatique a précédé le pic de suicides, ce qui attesterait la causalité. La preuve est mince, mais elle est encore plus mince quand on regarde des données plus détaillées.
En utilisant des statistiques qu’il affectionne habituellement (les données de Google Trends), on constate que la médiatisation a surtout eu lieu en septembre et octobre 2009, loin du pic de suicides en janvier/mars2. Cela remet donc sérieusement en cause son interprétation d’articles médiatiques qui auraient entraîné une augmentation du nombre de suicides. Cela pose à nouveau question sur sa méthodologie et son choix de regrouper les données par trimestre.
D’autre part les propos de Sylvia Catala, inspectrice du travail, interrogée par le Sénat en 2010 sont passés sous silence :
Pendant cette période, l’entreprise ne pouvait ignorer les risques que présentait cette politique de gestion des ressources humaines pour la santé des travailleurs ; les programmes de formation des managers abordaient explicitement la question du mal-être et le risque de dépression chez certains salariés.
[…]
Les rapports d’expertise, en particulier celui réalisé par le cabinet Technologia, montrent que la souffrance ressentie par les personnels de France Télécom s’explique par un sentiment de perte d’identité, conséquence d’une excessive mobilité professionnelle et géographique.
Sylvie Catala
Des sociologues, en 2015, se sont penchés sur la question. Ils relèvent que les statistiques à elles seules ne sont pas suffisamment probantes et ne peuvent pas l’être3 mais leur conclusion est sans équivoque sur le rôle des conditions de travail à France Télécom.
Bronner, lui, nie tout simplement le fait qu’il y ait eu une augmentation du nombre de suicides et que le management en soit la cause. Ce qu’il met en cause c’est une soi-disant « démocratie des crédules » qui aurait poussé à croire que France Télécom était responsable.
Une foison d’exemples peu probants
Bronner évoque également l’affaire Baudis/Alègre, qu’il présente comme un « cas d’école de la dérive médiatique ». Cette affaire date de 2003 époque à laquelle la TNT n’était pas déployée et les médias peu développés sur Internet. Le lien avec une « dérégulation du marché de l’information », qui est le sujet de son livre apparaît pour le moins ténu.
Bronner critique aussi le concept de sagesse des foules, en le dévoyant. Il ignore que les avis de chaque personne de la foule doivent se former indépendamment. À ce titre un certain nombre d’exemples qu’il prend ne semble pas rentrer dans le cadre de la sagesse des foules (cascade de réputation, débat public, délibération collective…). Il n’apporte pas non plus de sources pertinentes à ses différentes affirmations.
Il critique le « relativisme » qui serait présent dans les fondations de Wikipedia et qui conduirait à une « démocratie des crédules » au prétexte que Wikipedia « met sur un pied d’égalité tous les contributeurs, quel que soit leur niveau de compétence ». Il fait croire que « lorsque plusieurs interprétations d’un même phénomène sont possibles, l’encyclopédie en ligne présente de façon équilibrée les différentes approches ». C’est parfaitement faux et contraire à une règle de Wikipedia de ne pas laisser une place disproportionnée à un point de vue.
C’est à l’AFIS, et non sur Wikipedia, que les climato-sceptiques ont été mis à pied d’égalité avec les synthèses du GIEC. C’est également à l’AFIS qu’est remis en cause la perte de biodiversité au côté des synthèses de l’IPBES.
M. Bronner devrait peut-être un peu plus se préoccuper de ce que publie l’association dont il est membre du comité de parrainage.
Une thèse encore à démontrer (rigoureusement)
Au final, à aucun moment Bronner n’apporte les preuves de sa thèse : la libéralisation du marché de l’information qui conduirait « à rendre public des modes de raisonnements fautifs qui, auparavant, demeuraient privés » Thèse pour le moins étonnante. Ainsi la propagande n’aurait jamais existé ? Edwards Bernays n’aurait jamais écrit le livre « Propaganda » au début du XXè ? Les industriels n’auraient jamais usé de stratégies du doute ? de publicité ?
D’ailleurs à aucun moment Bronner n’utilise d’exemples de « crédulité » qui seraient défavorables aux puissants. Tout au long de son ouvrage il prend de nombreux exemples (parfois contestables). Mais aucun de ceux-là n’est défavorable à des personnes puissantes ou des industries. Ne seront jamais évoquées les stratégies des industriels pour semer le doute sur la nocivité du tabagisme, sur le dérèglement climatique, sur la consommation de sucre, sur les pesticides, etc. En revanche Bronner prend des exemples favorables à France Télécom en remettant en cause le fait que les suicides sont dus au management dans l’entreprise ; favorables à EDF pour contester les crédulités sur le fait qu’il y aurait des leucémies près des centrales nucléaires ou des problèmes de santé à proximité des lignes à haute tension ; des exemples favorables aux opérateurs télécom sur le fait que les antennes relais ne posent pas de problème de santé publique ; des exemples favorables à des personnes puissantes sur l’affaire Baudis/Alègre ou lorsqu’il critique le relai des rumeurs visant Carla Bruni ou Nicolas Sarkozy. Bronner défend les puissants face à la “crédulité” du peuple, peut-être est-ce la raison pour laquelle il a son rond de serviette au Point.
Certes les exemples de stratégie du doute des industriels n’auraient peut-être pas corroboré sa thèse d’une responsabilité du « dérégulation du marché de l’information » puisque ces stratégies industrielles datent des années 50 pour le tabac…
- « Si Next était bien la cause de ces suicides, les chiffres devraient marquer une inflexion à partir du moment où il a été mis en œuvre, ce qui n’est en rien le cas. » [↩]
- Cette statistique est loin d’être idéale, il serait plus pertinent de refaire le comptage de Bronner sur les articles, mais par mois, mais cela demande un accès à une base de données d’articles… [↩]
- « Dans le domaine du suicide au travail, la démarche statistique peut rarement être probante à elle seule. » [↩]