Manger bio pour éviter des cancers ?

Loin des caricatures diffusées sur les réseaux sociaux par des spécialistes de la désinformation, il n’est pas possible de se faire un avis sur les effets du bio sur la santé en jetant au pilori une seule étude qui aurait le mauvais goût de trouver un résultat qui nous déplaît. Il existe à l’heure actuelle un faisceau de preuves concordants, mais limité, montrant que le bio pourrait limiter la survenue de certains cancers.

CC BY NC – val’s photos

Pour savoir si l’alimentation bio a un effet sur la survenue de cancers, on peut commencer par s’intéresser aux études qui ont observé les survenues de cancers chez des cohortes de personnes, en distinguant leur niveau de consommation de bio.

À l’heure actuelle, il existe trois cohortes dont les résultats ont été publiés et qui étudient le risque de survenue de cancers en fonction de la proportion d’aliments bio consommés par les personnes. Elles sont décrites succinctement ci-dessous. Ce qu’on peut retenir, c’est que même si ces trois cohortes sont européennes, elles sont par ailleurs assez diverses, aussi bien par les caractéristiques des personnes incluses (de 53% de femmes à 100%, d’un âge moyen de 44 ans à 61 ans) que par leur mode de vie (de 12% de personnes qui fument à 28%, de 14g de fibres consommées par jour à 20g, etc).

Britannique 🇬🇧(Bradbury, 2014)Française 🇫🇷 (Baudry, 2018)Danoise 🇩🇰 (Andersen, 2023)
Nombre de personnes623 08068 94641 928
% femmes1007853
Âge moyen594461
Durée de suivi9,3 ans4,6 ans15 ans
Indice de masse corporelle25,923,725
Activité physique43% (intense au moins 1 fois par semaine)58% (au moins 30 min par jour de marche rapide, ou équiv)45% (au moins 30 min par semaine d’activité physique modérée ou intense)
% fumeuses/fumeurs121528
Conso alcool (g/jour)6,88,114
Conso fibres (g/jour)142017
Conso viandes (g/jour)?61108
Caractéristique des trois cohortes ayant analysé le lien entre la consommation de bio et la survenue de cancers.

De telles études sont malheureusement rares, mais elles sont précieuses car elles permettent de récolter des informations diverses, sur l’alimentation de nombreuses personnes sur un temps long.

Regardons maintenant les résultats de ces cohortes. Les chercheurs et chercheuses impliquées dans ces études ont regardé le taux de cancers qui survenaient dans la cohorte, en fonction de la consommation de bio des personnes concernées. En particulier, les études comparent plutôt les deux extrêmes : un groupe qui consomme le moins bio, avec un groupe qui en consomme le plus. La définition de ces groupes dépend des études, par exemple dans l’étude française, le groupe qui mange le plus bio correspond au quart qui en mange le plus, ce qui représente une grande partie des personnes et donc une grande variété de consommation de bio1.

🇬🇧 (Bradbury, 2014)🇫🇷 (Baudry, 2018)🇩🇰 (Andersen, 2023)
Risques globaux de cancers2De +0% à +6%De –36% à –10%De –9% à +8%
Risques de lymphomes non-hodgkiniensDe –33% à –6%De –97% à –33%De +28% à +204%
Résultats des trois cohortes sur le nombre total de cancers et sur les lymphomes non-hodgkiniens.

Sur les risques globaux de cancers, les résultats sont contrastés. Deux études n’ont pas retrouvé de différence (la britannique et la danoise) tandis que la française observait un risque sensiblement diminué dans le groupe consommant le plus bio. Grâce au nombre élevé de personnes incluses dans l’étude, on peut également regarder s’il existe un effet restreint à certains cancers. Un seul type de cancer est sensiblement en diminution dans deux études : les lymphomes non hodgkiniens arrivent moins fréquemment chez les personnes mangeant le plus bio, à la fois dans la cohorte britannique et dans la cohorte française. L’observation est inverse dans la cohorte danoise. Concernant le résultat sur la danoise, il est surprenant (on y reviendra) et l’équipe n’exclut pas un coup de malchance.

Concernant le résultat sur la britannique et la française, la baisse est marquée (même si la marge d’erreur est grande). Mais face à un tel résultat, certaines personnes ont tendance à rétorquer par automatisme (et facilité) : « corrélation n’est pas causalité ». Certes, mais c’est un peu rapide.

Au-delà de « corrélation n’est pas causalité »

Affirmer « corrélation n’est pas causalité » est tout aussi réducteur que d’affirmer, sur la base d’un seul de ces résultats, qu’il y a causalité entre la consommation de bio et la diminution du risque de lymphomes non hodgkiniens.

« Corrélation n’est pas causalité » sert à contester les glissements qui sont rapidement faits d’une corrélation à une causalité, comme dans l’exemple ci-dessous.

Graphique illustrant le principe corrélation n'est pas causalité.
Graphique illustrant le principe « corrélation n’est pas causalité » issu de cet article du Monde

Certaines corrélations, comme entre le taux d’homicides et la vente de cigarettes, n’ont pas de lien causalité, direct ou indirect, et peuvent n’être dues qu’au hasard ou à d’autres facteurs non spécifiés. C’est ce que signifie l’expression « corrélation n’est pas causalité ». Mais cette expression a un défaut : elle laisse penser que la situation serait binaire : soit on a une corrélation, soit on a une causalité. Or, la réalité est plus complexe et il est fréquent que la relation observée ne soit pas qu’une corrélation entre deux variables, mais que les informations dont nous disposons ne suffisent pas à affirmer une causalité.

C’est précisément le cas ici. L’observation d’un moindre risque de lymphomes non hodgkiniens en mangeant plus bio n’est pas qu’une corrélation.

Prise en compte d’autres facteurs explicatifs

Pour commencer sur le chemin vers la causalité, toute étude sérieuse se doit de prendre en compte, autant que possible, les éventuels autres facteurs explicatifs qui pourraient jouer un rôle dans la causalité (c’est-à-dire dans la survenue de cancers). Voici les facteurs (dits facteurs de confusion) pris en compte par les différentes cohortes :

Facteurs de confusion pris en compte🇬🇧 (Bradbury, 2014)🇫🇷 (Baudry, 2018)🇩🇰 (Andersen, 2023)
Âge, sexe, activité physique, IMC, tabagisme, consommation d’alcool, consommation nutritionnelle
Niveau d’éducation
Taille
Âge lors de la première naissance, type de viande consommée, mesure de privation matérielle
Situation professionnelle, statut marital, revenus du ménage, historique familial de cancer, consommation énergétique, score PNNS, nombre d’enfants, statut ménopausal, utilisation de traitement hormonal à la ménopause, utilisation de contraceptifs oraux, consommation d’aliments ultra-transformés, consommation de fruits et légumes
Facteurs de confusion pris en compte par les différentes études.

On constate qu’évidemment les facteurs sociaux sont pris en compte. N’importe quelle personne qui veut critiquer les résultats d’une telle étude saute généralement sur la première critique qui lui vient en tête « oui mais tu sais les personnes qui mangent bio ont un meilleur niveau de vie, prennent plus soin de leur santé et donc ont moins de cancers ». Ah bon ? Mais peut-être que si Jean-Claude JeSaisTout y a pensé, pourrait-on imaginer que cela soit également venu en tête des chercheurs et chercheuses qui travaillent depuis des années sur le sujet ? Peut-être bien, en effet. Et donc non seulement ces facteurs sont pris en compte mais bien d’autres le sont.

Oui mais la prise en compte de ces facteurs de confusion n’est pas magique : un tour de passe-passe ne permet pas de tous les faire disparaître parfaitement. Parfois certains peuvent garder un effet. À l’inverse, parfois on les élimine trop et on en vient à supprimer l’effet qu’on souhaitait observer. Ici on peut être rassuré sur un aspect : il est peu probable que des facteurs de confusion évidents aient conservé une influence. S’agissant d’une étude sur l’alimentation et le mode de vie, on s’attendrait à ce que ces variables-là jouent un rôle dans le résultat final, si elles ont mal été éliminées. Or, les lymphomes non hodgkiniens ne sont pas des cancers connus pour être associés au mode de vie ou à l’alimentation.

Arrivés ici, on peut déjà constater que l’Association française pour l’information scientifique (AFIS) a produit un article particulièrement trompeur (ce n’est pas le seul de leur part) sur le sujet puisqu’ils ont prétendu que de tels facteurs pouvaient garder une influence : si c’était le cas on aurait vu des cancers spécifiques de l’alimentation ou du niveau de vie ressortir significativement, comme les cancers des voies digestives en général (bouche, pharynx, œsophage, estomac, foie, rein, colon, rectum, etc.). Or ce n’est pas le cas. Un communiqué de l’Académie de médecine a fait pire : il a prétendu que certains facteurs de confusion n’étaient pas pris en compte… alors qu’ils l’étaient, comme indiqué dans le tableau ci-dessus.

Pour revenir au lien entre consommation de bio et survenue de lymphomes non hodgkiniens, il ne s’agit donc pas uniquement d’une corrélation, puisque de nombreux autres facteurs possibles ont déjà été pris en compte. On constate également que la cohorte française, pourtant la plus critiquée sur les réseaux sociaux, est celle qui en prend le plus en compte !
Pour autant, ce n’est pas non plus une causalité, puisque de nombreux autres facteurs sont possibles (on ne peut pas tous les prendre en compte) et pourraient potentiellement expliquer le résultat obtenu. Alors, comment arriver à une causalité ?

Renforcer le poids de la preuve

Contrairement à ce que décrétait l’article de l’AFIS cité plus haut, non il ne suffit pas de faire un essai randomisé contrôlé pour montrer une causalité. Ce type d’essai est compliqué à réaliser pour des raisons méthodologiques sur l’alimentation (il faudrait un essai qui dure sur plusieurs années pour voir un effet sur les cancers) et pour des raisons éthiques. En réalité, si de telles études étaient conduites sur le bio, leurs résultats seraient immédiatement critiqués au prétexte que la durée serait trop courte, que le nombre de personnes incluses dans l’étude serait trop réduit, etc.

Pour autant, il existe d’autres solutions : comment sait-on que manger des fruits et légumes est bon pour la santé ? Pas en faisant des études durant des années où on demanderait à des personnes de manger 5 fruits et légumes par jour et à d’autres de n’en manger qu’un. En réalité, les connaissances concernant les bienfaits pour la santé des fruits et légumes viennent largement d’études observationnelles, du même type que celles sur le bio. Mais on peut également mener des études randomisées de courte durée afin d’identifier dans le sang ou les urines des marqueurs qui seraient spécifiques d’une protection ou d’un risque accru de cancers. On peut également mener des études pour comprendre les mécanismes biologiques qui tendraient à expliquer la causalité, si elle existait. Autrement dit, on diversifie les preuves visant à étayer la causalité. Il s’agit du concept des critères de Bradford Hill, du nom de l’épidémiologiste qui les a proposés.

Les liens entre pesticides et lymphomes non-hodgkiniens

Or, le fait qu’un risque accru de lymphomes non-hodgkiniens soit identifié dans deux cohortes sur trois n’est pas anodin. Ces lymphomes sont reconnus comme une maladie professionnelle pour les agriculteurs exposés aux pesticides. L’Inserm jugeait forte la présomption d’un lien entre l’exposition professionnelle aux pesticides et la survenue de ces lymphomes3. L’alimentation bio réduit l’exposition aux pesticides (moins de résidus sont retrouvés en bio qu’en non bio) et les pesticides utilisés en bio sont moins dangereux4. Il s’agit donc d’un premier élément de preuve montrant que l’exposition diminuée aux pesticides et à des pesticides moins dangereux peut être lié à un moindre risque de lymphomes non hodgkiniens.

Un second élément de preuve correspond aux biomarqueurs. Deux études en cross-over (1, 2), alternant entre régime bio et régime conventionnel, ont identifié des biomarqueurs typiques du stress oxydatif lors des régimes conventionnels. Or le stress oxydatif est une cause de cancer.

À l’inverse, et c’est ce qui explique que le résultat sur la cohorte danoise est surprenant, il n’existe aucun élément de preuve accréditant l’idée que le risque de lymphomes non hodgkiniens pourrait augmenter avec la consommation de bio. Un facteur explicatif potentiel serait la non prise en compte de certains facteurs de confusion comme, par exemple, l’historique familial de cancer (qui était un facteur important dans la cohorte française).

Une étude ne suffit pas

Comme on peut le voir, une étude ne s’interprète pas seule. Une critique commode quand on cherche à rejeter un résultat inconfortable est d’isoler une étude de son corpus et d’affirmer qu’une seule étude ne suffit pas à établir un lien de cause à effet robuste. C’est ce que fait notamment ce communiqué de l’Académie de médecine. C’est énoncer une évidence. Mais lorsque cette évidence consiste à nier les autres études déjà existantes, on confine à la manipulation.

En résumé, ce n’est pas une seule étude de cohorte qui identifie un moindre risque de lymphomes non hodgkiniens chez les personnes consommant le plus bio, mais deux études de cohorte sur trois. De plus, cette observation est cohérente avec les connaissance actuelles sur les lymphomes non hodgkiniens (liés à l’exposition aux pesticides), avec les connaissances actuelles sur le bio (moins de résidus de pesticides, moins dangereux, avec moins de biomarqueurs de stress oxydatif). Rejeter l’étude de Baudry et al, au prétexte que « corrélation n’est pas causalité », c’est nier l’ensemble de ces connaissances et préférer l’ignorance. Comme le disait l’épidémiologiste Bradford Hill :

Tout travail scientifique est incomplet […] Cela ne nous donne pas le droit d’ignorer les connaissances que nous avons déjà ou de retarder l’action qui apparaît nécessaire à un instant donné.

Bradford Hill

Oui, les connaissances actuelles ne permettent pas d’affirmer avec suffisamment de certitude une causalité entre l’alimentation bio et un moindre risque de lymphomes non-hodgkiniens. Pour autant, les connaissances sur les bénéfices des fruits et légumes, bien que plus robustes que pour le bio, ne sont pas non plus aussi certaines qu’on pourrait le penser. Cela n’a pas empêché les recommandations nutritionnelles d’inciter à la consommation de fruits et légumes. Il ne faut pas confondre le niveau de preuve pour affirmer une causalité avec le niveau de preuve nécessaire pour prendre des mesures. D’ailleurs, le Haut conseil à la santé publique ne s’y est pas trompé. Dès 2017, il recommandait la consommation de bio, quand c’est possible, en partant du principe que le bio limite l’exposition aux pesticides, ce qui est une raison suffisante pour le recommander.

En terme d’alimentation et cancer, il ne faut pas perdre de vue qu’il existe des leviers très importants : limiter le plus possible la consommation d’alcool, limiter la consommation de viande ou de charcuterie ; à l’inverse, manger des fruits et légumes, des grains entiers et avoir une activité physique régulière.

Enfin au-delà du cancer, l’alimentation bio est associée à d’autres bénéfices sur la santé, pour l’obésité, le diabète ou la fertilité. Bien évidemment, les bénéfices du bio ne se limitent pas à un intérêt sanitaire pour la personne qui consomme les aliments, mais les agriculteurs et agricultrices sont également moins exposées à des substances nocives et la biodiversité s’en porte mieux.


  1. S’il y a un signal à détecter (par exemple un risque de cancer moindre), cela a pour effet de minorer l’effet détecté puisque, même dans le groupe des personnes qui consomment le plus bio, beaucoup sont loin d’en consommer systématiquement. C’est le même problème que si on cherche à distinguer un verre d’eau chaude avec un verre d’eau froide. Si le verre d’eau chaude contient en fait des eaux de différentes températures, l’eau sera moins chaude et la différence par rapport au verre d’eau froide sera moins marquée et donc plus difficile à mettre en évidence []
  2. pour le groupe mangeant le plus bio par rapport au groupe en mangeant le moins []
  3. « L’ensemble des résultats renforce la présomption de lien entre la survenue de LNH et l’exposition aux pesticides qui reste forte, comme indiqué dans l’expertise de 2013. », p.43 []
  4. voir la table 1 de l’article []

2 comments for “Manger bio pour éviter des cancers ?

  1. Benedikt
    29/09/2024 at 00:12

    Article intéressant, merci.
    “Concernant le résultat sur la danoise, il est surprenant (on y reviendra) et l’équipe n’exclut pas un coup de malchance.”

    Ony reviens ou dans l’article?

    • factsory
      29/09/2024 at 08:10

      Bonjour,
      Merci pour votre retour !
      Vous avez raison, on y revenait de manière implicite (en discutant des études sur le lien entre lymphomes non hodgkiniens et pesticides) mais pas de manière explicite.

      J’ai rajouté un paragraphe à ce sujet à la fin de la partie sur le lien entre pesticides et LNH :

      À l’inverse, et c’est ce qui explique que le résultat sur la cohorte danoise est surprenant, il n’existe aucun élément de preuve accréditant l’idée que le risque de lymphomes non hodgkiniens pourrait augmenter avec la consommation de bio. Un facteur explicatif potentiel serait la non prise en compte de certains facteurs de confusion comme, par exemple, l’historique familial de cancer (qui était un facteur important dans la cohorte française).

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