Dettes souveraines : le jackpot des plus riches

Un sujet à la mode ces derniers temps concerne les dettes des États, également appelées dettes souveraines. Les États empruntent de l’argent afin de financer certaines dépenses. Ces emprunts sont généralement effectués sur les marchés financiers. Comme souvent (toujours ?) avec les emprunts, il s’agit de demander à une personne (morale, généralement) plus riche de nous prêter de l’argent que l’on remboursera plus tard, avec des intérêts. Cela constitue donc, à terme, un transfert d’argent des moins riches vers les plus riches: l’emprunt est remboursé à la personne, avec les intérêts en sus.

Cet impôt à l’envers, comme l’appelle Olivier Berruyer, représente d’après lui un transfert de 16 milliards d’euros en 2010 en France des 90% les moins riches vers les 10% les plus fortunés. Dit autrement les 90% les moins riches perdent 3,5% de leur revenu au bénéfice des 5% les plus riches. Comment s’effectue cette redistribution ? Via les impôts payés par tout le monde, mais dont on a vu qu’ils n’étaient pas aussi progressifs qu’on pourrait le penser. De plus, ceux qui ont prêté l’argent et donc qui bénéficient du paiement des intérêts sont les plus fortunés, d’où ce transfert vers les riches.

Le paiement de ces intérêts, en plus de bénéficier aux plus riches, est justement ce qui génère la dette. En effet si on considère le solde primaire (c’est-à-dire le déficit ou l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts), la situation devient très différente. En effectuant la somme des soldes primaires1 de 1959 à 2007 (avant la crise), on arrive à une « dette primaire » colossale de… 8,2 milliards d’euros. Le même calcul, en considérant cette fois le solde brut (c’est-à-dire en prenant en compte le paiement des intérêts), nous donne une dette brute de 1347,5 milliards d’euros.

Ainsi pour solder la dette primaire en 2008 il aurait fallu trouver 8,2 milliards d’euros. Rappelons que le patrimoine des 1% les plus riches se monte à 2184 milliards d’euros. Une taxe de 0,4% sur ces très riches aurait suffi à solder la dette primaire. Mais en fait cette dette primaire n’est que conceptuelle. Tels que les emprunts ont été faits nous devons les rembourser avec des intérêts. Sous l’effet boule de neige de ces intérêts ils représentaient, en 2008, 99,4% de la dette brute.

Peut-être qu’au lieu d’engraisser chaque année les plus riches avec le paiement de ces intérêts, nous pourrions trouver une autre solution qui n’impliquerait pas de paiement d’intérêts ? Par exemple, augmenter les impôts pour éviter d’emprunter auprès des sociétés financières avec de lourds intérêts. Il serait aussi envisageable d’avoir recours à un emprunt forcé auprès des plus riches, sans paiement d’intérêt. La différence avec l’impôt étant alors que l’argent est restitué quelques années plus tard. On pourrait aussi penser emprunter sans intérêt auprès de la banque centrale. En quoi est-il nécessaire de réaliser un transfert de 16 milliards d’euros en 2010, et probablement similaire les autres années, vers les plus riches ? Est-ce réellement la seule solution que nous ayons ? Pourquoi avoir fait ces choix ?

Il s’agit en fait d’une stratégie politique délibérée des néolibéraux, appelée « starving the beast » (littéralement « affamer la bête », la bête étant ici l’État). Le principe est le suivant: on commence par réduire les recettes afin de créer du déficit permettant ensuite de justifier une baisse des dépenses2. Le but est donc bien d’arriver à une baisse des dépenses mais, pour être réalisée, doit être faite sous la pression d’une dette importante, sinon les coupes dans les dépenses seraient impopulaires et donc boudées par les électeurs. Point de théorie du complot, ici. Il s’agit d’une stratégie totalement assumée par les néolibéraux. Par exemple, dans ce document de l’institut CATO, qui en l’occurrence analyse cette stratégie, en considérant (selon l’auteur) qu’il s’agit d’un échec. Cette théorie a notamment été mise en œuvre par Reagan et Bush aux États-Unis d’Amérique. Par exemple, Reagan, après avoir effectué une baisse d’impôts de l’ordre de 4,5% du PIB en 1981, tenait ces propos en 1986 : « Les dépenses sont le problème — pas les impôts — et on doit couper dans les dépenses. Le programme de baisse de dépenses et des autres réformes inclues dans mon budget, vont nous amener à un budget équilibré en cinq ans. ». Mais des chercheurs se sont intéressés à la stratégie « starving the beast » et ont constaté qu’elle n’est en fait pas suivie de baisse de dépenses. Au contraire, elle peut conduire à des hausses de dépenses ! En particulier, pour le cas de Reagan, les chercheurs mettent en avant une hausse des dépenses de 23% dans les cinq années qui suivent les baisses d’impôts, contre 14% avant. De plus les baisses d’impôts sont fréquemment compensées par… des hausses d’impôts quelques années plus tard !

On peut également se demander si les réductions d’impôts accordées en France ou dans d’autres pays d’Europe ne sont pas aussi des applications de cette théorie, ou si elles constituent juste un suivisme des politiques menées par les néolibéraux étasuniens. En tout cas, malgré ce qui a pu être constaté à court terme, cette stratégie est en train de porter ses fruits puisque de nombreux pays sont amenés, suite à des crises de la dette, à couper dans les dépenses: Grèce, Portugal, Irlande, Espagne, Italie3. C’est également ce que décrit Naomi Klein dans son livre, la stratégie du choc.

Avec une telle politique les plus fortunés sont triplement gagnants:

  1. ils profitent de la baisse des recettes, via la baisse des impôts ;
  2. ils profitent de l’accroissement de la dette, via le paiement des intérêts ;
  3. ils profitent des politiques de baisses de dépenses, via la privatisation d’un certain nombre de services qui reviennent donc à de grandes entreprises privées dont ils sont détenteurs d’une partie du capital.

Il n’est donc pas étonnant de constater qu’une forte dette publique est liée à de fortes inégalités de revenus4.

  1. somme effectuée en euros constants de 2010 []
  2. Certains arguent qu’une baisse des impôts permet en fait d’augmenter les recettes car on a alors moins d’évasion ou exil fiscal. Cela serait pour le moins paradoxal et ça n’a pas été vérifié par l’expérience lors des hausses d’impôts de 1981–1982 et des baisses d’impôts de 1986–1987 en France ni au niveau de plusieurs pays de l’OCDE []
  3. On pourra aussi se rapporter à cet article de lepoint.fr []
  4. ou également ici []

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